Bop et Toto

Extrait de :  Mon chien Bop et ses amis de Henry Gréville

publié en 1911 par Plon-Nourrit (Paris)
source Gallica

L'histoire de Bop, le grand caniche blanc de la maison et un invité surprise bien encombrant, Toto, un jeune deerhound aux mauvaises manières.
[...]

 

Jalousie

Un ami nous pria, un jour, de garder pendant quelque temps un chien qu’il ne pouvait loger. L’animal était si séduisant, que je n’eus pas le courage de refuser; j’espérais d’ailleurs que Bob, en général très accueillant avec ses congénères, le supporterait sans difficulté. C’était un lévrier écossais de la plus haute taille, âgé de cinq à six mois et parfaitement beau, d’une douceur morale semblable à celle de son poil, de la vraie soie floche. 

Bop le vit entrer dans la maison sans témoigner d’ennui et même lui fit quelques politesses ; mais Toto, extrêmement gâté par ses anciens maîtres, avait la déplorable habitude de dormir dans la chambre à coucher; quand il se vit seul, en bas, ce furent des cris proportionnés à sa taille, c’est-à-dire de cinq pieds de long, et force nous fut, pour dormir, de le laisser monter. Quand il fut dans la chambre ce n’est pas sur le tapis qu’il voulut s’étendre, mais sur le lit. Il avait décidément reçu une bien singulière éducation. 

Nous fîmes une cotte mal taillée : il fut couché sur ma chaise longue dans la pièce voisine; on lui donna une couverture. Nous nous croyions en paix; au beau milieu de la nuit, l’animal déplorable roula par terre entre la chaise longue et le mur et, avec des vagissements enfantins, comme un bébé qui a du bobo, m’appela à son secours. On alluma une bougie, on alla le ramasser; mais il était faible des jambes de derrière ainsi qu’il arrive souvent chez cette espèce de chiens, et il fallut le prendre à bras-le-corps, comme un gros colis mou, pour le recoucher. Cette comédie se renouvela deux ou trois fois jusqu’au matin. 

Faire venir l’ami qui nous en avait encombrés et le prier de le reprendre, fut notre premier soin. Le coupable demanda un sursis de vingt-quatre heures pour placer l’animal. 

Nous comprenions maintenant qu’il ne voulût pas garder Toto; il espérait le faire élever, — les éducations de chiens nous réussissant, — et le reprendre à l’âge adulte. Nous aurions été inflexibles sur le fond, mais il fallut accorder le sursis ; moyennant quoi le propriétaire du chien disparut de notre horizon pendant cinq jours pleins et cinq nuits agitées. 

Persuadés que ce supplice aurait un terme, nous rongions notre frein tant bien que mal; l’infortuné Toto était d’ailleurs, le jour, l’être le plus délicieux qui se puisse imaginer ; cette longue bête qui n’en finissait plus avait des câlineries de petit enfant tout à fait irrésistibles; on ne pouvait se défendre de l’aimer malgré tout. 

 

Mais Bop n’avait jamais eu de rival, — Belle ne comptait pas, — et la présence de cet intrus dans la maison lui causait un chagrin noir. Nous ne fîmes d’abord qu’en sourire, car ce chagrin ne se manifestait par aucune agression, et nous ne le prenions pas au sérieux. 

 Il ne grondait pas contre Toto, il l’évitait simplement, s’en allant quand son rival entrait, et fuyant notre présence, la mienne surtout. Il cessa de vouloir manger avec nous et alla demander sa pitance à la cuisine. 

— Tu boudes, mon ami? boude! 

Bientôt il cessa de se nourrir, même loin de nous ; il ne voulut plus coucher près de mon lit et se glissa sous les meubles trop bas d’où c’était une affaire pour le retirer; il aigrissait à vue d’œil, s’affaiblissait rapidement, et je compris que, si cela devait durer un peu, je perdrais mon cher petit camarade. 

Le soir du cinquième jour, en entrant dans la salle à manger, je le vis couché en rond sur ma chaise; en m’apercevant, il s’apprêtait à descendre pour me fuir, je le retins de force et m’agenouillai près de lui, l’entourant de mes bras. Il résistait, détournait la tête... 

— Ecoute, Bop, lui dis-je doucement, tu es jaloux de ce chien, tu as tort; c’est un chien étranger ; il nous amuse, mais il ne nous est rien ; nous ne l’avions reçu que par olitesse, et il va s’en aller. Tu es mon seul ami, mon vrai chien tant que tu vivras, je n’aurai que toi et tu sais bien que je t’aime, dis? 

Il se détournait encore, mais il n’essayait plus de s’enfuir; je continuai : 

— Tu as été mon ami quand j’étais seule; nous avons travaillé ensemble, nous nous aimions bien ! 

Ce chien s’en ira demain matin, je te le promets; tu verras ! Et comme tu es mon seul chien, tu vas manger pour me faire plaisir. 

Il ne me repoussait pas, et je sentais qu’au fond il était convaincu : ce petit discours avait été assaisonné de caresses et, faut-il l’avouer? d’une larme furtive. 

Bop comprit, tourna son visage vers le mien, il fixa sur moi ses yeux humains, pleins de reproches et en même temps de pardon ; puis douce ment, il me suivit vers son assiette, où son déjeuner était intact, et prit quelques morceaux de viande pour me complaire ; il but une grande tasse d’eau et remonta sur ma chaise, que je poussai un peu de côté; j’en pris une autre, et on servit le dîner : la paix était faite. Le soir il coucha à son ancienne place, quoique Toto fût toujours l’occupant de la chaise longue dans la pièce voisine. 

Le lendemain, dès l’aube, je fis reconduire Toto chez son maître, qui l’offrit à des amis communs; dans cette maison hospitalière,  il n’excitait aucune jalousie, et il fut parfaitement heureux, jusqu’à sa mort, malheureusement prématurée : « Trop délicat, nous assura-t-on, pour supporter la vie. »